Devenir un discret compagnon de route
29-09-2022, publié dans les cahiers de spiritualité franciscaine "Message"
Pascal Tornay est diacre permanent. Ordonné en 2019, il est en poste dans le Secteur pastoral de Martigny (Suisse). Il a lancé en 2020 une pastorale de rue qu’il a souhaité œcuménique. Pascal ainsi que Roselyne, pasteure protestante, avec d’autres aussi, se font les compagnons de route de dizaines de personnes en situation de précarité, de fragilité, de marginalité et ce une à deux fois par semaine. Témoignage.
Ils sont bouleversants ces gens-là, tout autant que mes contacts avec eux. Leur parole est vive et tranchante comme un glaive : elle ne laisse passer aucune hypocrisie ! Aucune « théorie » ne tient face à leur regard perçant. Ils détectent la moindre faille car la vie leur a appris la méfiance envers autrui et notamment envers le « système » ou les autorités. Je suis donc venu à eux à pas feutrés, les mains vides et tout tremblant, comme un mendiant.
Serait-ce pour cela qu’ils m’ont assez vite apprivoisé ? J’avais trouvé un prétexte pour m’approcher d’eux. Comme je connaissais Gérard et que je ne l’avais plus revu, je me suis approché de leur cercle et j’ai demandé s’ils l’avaient croisé ces derniers temps. Ils se regardent, se tâtent, se demandent sûrement qui je suis et ce que je viens faire là… Je me présente. Je renvoie une question. Le cercle s’élargit un peu. Je reste coi. J’écoute. J’attends. Je renvoie une vanne. Ça prend, ça rigole… Il me semble que je suis accepté. Combien de fois suis-je revenu patiemment, doucement, pour que se distende ce cercle. Je suis venu comme un mendiant… les mains vides.
Il faudra un peu plus de temps pour recueillir leur confiance. L’un d’entre eux, pas dupe de là où je viens, me demande : « En fait, tu viens faire quoi ici ? Tu cherches quoi ? » Tenté de répondre : « rien ! », je me ravise et me dis que c’est une réponse complètement nulle. Je lui enfile : « Je cherche l’amitié ». Perplexe, je sens que la réponse est passée, sans grand éclat. On passe à autre chose. Chacun avec sa bière, ses histoires, ses emmerdes… ça raconte, ça rigole, ça pleure, ça bavarde… Parfois ça castagne ou ça gueule… Je me trouve progressivement mêlés à la vie d’une grande « famille ». Je commence à entendre des bribes plus intenses, plus profondes des réalités de leur quotidien. Certain-es, me prenant à part, me livrent leur histoire bouleversante, touchante, dramatique, ahurissante ! L’un m’a dit un jour droit dans les yeux : « Oui, je bois, je fume, mais tu crois que c’est facile d’avoir à la tête jour et nuit ces viols dont j’ai été victime tant d’années dans mon enfance ? » Un autre me lance : « On s’en fout de ton Eglise et de tes curés ! » Un autre encore fini par me remercier d’être passé « au zoo », conscient de mon souhait d’accompagner des gens qui n’entrent dans aucune catégorie. Ou encore cette femme qui, en catimini, vient m’avouer à voix basse : « Moi, je suis croyante, mais dans mon Eglise, on a été injuste avec moi ! »
Jamais je ne parle du Christ et de l’Eglise. Ou j’en parle en silence. Je réponds parfois à une question, rapidement, car c’est souvent une mise au défi. La réponse ne passe généralement pas. 99% du temps, j’écoute. Je questionne délicatement. Je plaisante. Je suis là. Je reste là, avec… parmi. C’est tout. J’aime raconter comment tout au début une femme m’a « ordonné » pasteur des rues. Elle m’avait dit être croyante. Alcoolisée, un soir, assise par terre, adossée à un conteneur de vêtements, je la reconnais et m’accroupis auprès d’elle. Je pose ma main sur son épaule en lui offrant une parole de paix. Sans réaction. Je me relève et passe plus loin. Quelques jours plus tard au même endroit, elle vient vers moi et, en me tendant l’index, me dit : « Toi, tu es un pasteur des rues. Je n’ai pas oublié ce que tu m’as dit l’autre soir. Ça m’a apaisé. » J’aime à dire que l’évêque de Sion m’a ordonné diacre, mais qu’il n’a pas le monopole (!). Je vois que certains de mes compagnons d’infortune m’ont ordonné eux aussi, c’est-à-dire qu’ils ont reconnu d’une certaine manière dans ma présence, une mission.
Quand je croise Michel juché sur sa « voiture électrique », il aime me montrer le nouveau pullover qu’il a passé ce matin ! Entre les mille objets qu’il récupère ici et là, je vois une peluche : « Oh Michel, tu as trouvé une souris ! Elle est chouette. » Il renvoie : « Elle est belle, hein ! Tu la voudrais ? » – « Tu me la donne ? » En me la passant, il me vient l’idée de la mettre sur le porte-bagage de mon vélo. Deux ans après, elle y est toujours ! Mon vélo, c’est ma carte de visite, car je viens toujours vers eux à vélo. A un moment donné, je venais vers le groupe aux heures de midi. J’arrivais souvent avec un sandwich. Trop souvent. Un jour, l’un d’eux m’a dit : « Nous on n’a pas un sou et toi, tu te ramènes toujours avec ton casse-croûte. Ça ne te fait rien ? »
Ces paroles tranchantes de mes compagnons, je les ai prises au sérieux ! Je les ai laissé m’enseigner, me corriger parfois. Je les ai laissé conduire la relation et les discussions comme ils voulaient. Je n’ai pas essayé de prendre l’ascendant en quelque sens que ce soit. Je me suis même souvent réduit moi-même au silence en me remettant au Seigneur et priant intérieurement ainsi : « Toi, Dieu si souvent tu te tais. Tu as aussi fait l’expérience d’être réduit au silence. Avec toi, je choisis ce chemin. » Laisser l’autre exister tel qu’il est (même si ceci, même si cela…), c’est lui prouver qu’il est un être humain avec toute sa dignité et sa grandeur. Et je vois dans leur regard qu’ils me le revalent largement !
Pour sa part, Vittorio – un épileptique qui a essayé bien quelques fois de quitter cette terre – m’a toisé longtemps avant de, progressivement, ne plus me laisser partir sans m’avoir pris dans ses bras ou au moins de m’avoir serré fermement et longuement la main. Il a fallu du temps pour qu’il saisisse que je ne voulais rien de particulier, que j’étais simplement là. J’aurais voulu qu’il me donne son numéro de téléphone, mais j’ai résisté à le lui demander. Un jour, il m’a dit : « Je voudrais te donner mon numéro, car j’ai un ami à qui je voudrais que tu viennes en aide. Rappelle-moi pour qu’on en discute. »
Oui, devenir un compagnon de route discret est une mission délicate, parce qu’on voudrait a priori avoir un certain succès à partir d’une stratégie d’action. Je fais l’expérience qu’il faut y renoncer complètement et dès le début. Et ce pour permettre à l’autre de prendre une place, de le laisser conduire la relation où il le souhaite et comme il le souhaite. Il est extrêmement difficile de laisser place à la non-action qui est en réalité une action authentique, mais différente. Fructueuse aussi, car elle laisse à l’autre la souveraineté absolue qui lui permet de ressentir avec force sa dignité et sa valeur. Laisser toute la place implique une conversion parfois douloureuse pour celle ou celui qui souhaite devenir ce compagnon discret sur des routes qui sont le plus souvent des sentiers escarpés.
Serait-ce pour cela qu’ils m’ont assez vite apprivoisé ? J’avais trouvé un prétexte pour m’approcher d’eux. Comme je connaissais Gérard et que je ne l’avais plus revu, je me suis approché de leur cercle et j’ai demandé s’ils l’avaient croisé ces derniers temps. Ils se regardent, se tâtent, se demandent sûrement qui je suis et ce que je viens faire là… Je me présente. Je renvoie une question. Le cercle s’élargit un peu. Je reste coi. J’écoute. J’attends. Je renvoie une vanne. Ça prend, ça rigole… Il me semble que je suis accepté. Combien de fois suis-je revenu patiemment, doucement, pour que se distende ce cercle. Je suis venu comme un mendiant… les mains vides.
Il faudra un peu plus de temps pour recueillir leur confiance. L’un d’entre eux, pas dupe de là où je viens, me demande : « En fait, tu viens faire quoi ici ? Tu cherches quoi ? » Tenté de répondre : « rien ! », je me ravise et me dis que c’est une réponse complètement nulle. Je lui enfile : « Je cherche l’amitié ». Perplexe, je sens que la réponse est passée, sans grand éclat. On passe à autre chose. Chacun avec sa bière, ses histoires, ses emmerdes… ça raconte, ça rigole, ça pleure, ça bavarde… Parfois ça castagne ou ça gueule… Je me trouve progressivement mêlés à la vie d’une grande « famille ». Je commence à entendre des bribes plus intenses, plus profondes des réalités de leur quotidien. Certain-es, me prenant à part, me livrent leur histoire bouleversante, touchante, dramatique, ahurissante ! L’un m’a dit un jour droit dans les yeux : « Oui, je bois, je fume, mais tu crois que c’est facile d’avoir à la tête jour et nuit ces viols dont j’ai été victime tant d’années dans mon enfance ? » Un autre me lance : « On s’en fout de ton Eglise et de tes curés ! » Un autre encore fini par me remercier d’être passé « au zoo », conscient de mon souhait d’accompagner des gens qui n’entrent dans aucune catégorie. Ou encore cette femme qui, en catimini, vient m’avouer à voix basse : « Moi, je suis croyante, mais dans mon Eglise, on a été injuste avec moi ! »
Jamais je ne parle du Christ et de l’Eglise. Ou j’en parle en silence. Je réponds parfois à une question, rapidement, car c’est souvent une mise au défi. La réponse ne passe généralement pas. 99% du temps, j’écoute. Je questionne délicatement. Je plaisante. Je suis là. Je reste là, avec… parmi. C’est tout. J’aime raconter comment tout au début une femme m’a « ordonné » pasteur des rues. Elle m’avait dit être croyante. Alcoolisée, un soir, assise par terre, adossée à un conteneur de vêtements, je la reconnais et m’accroupis auprès d’elle. Je pose ma main sur son épaule en lui offrant une parole de paix. Sans réaction. Je me relève et passe plus loin. Quelques jours plus tard au même endroit, elle vient vers moi et, en me tendant l’index, me dit : « Toi, tu es un pasteur des rues. Je n’ai pas oublié ce que tu m’as dit l’autre soir. Ça m’a apaisé. » J’aime à dire que l’évêque de Sion m’a ordonné diacre, mais qu’il n’a pas le monopole (!). Je vois que certains de mes compagnons d’infortune m’ont ordonné eux aussi, c’est-à-dire qu’ils ont reconnu d’une certaine manière dans ma présence, une mission.
Quand je croise Michel juché sur sa « voiture électrique », il aime me montrer le nouveau pullover qu’il a passé ce matin ! Entre les mille objets qu’il récupère ici et là, je vois une peluche : « Oh Michel, tu as trouvé une souris ! Elle est chouette. » Il renvoie : « Elle est belle, hein ! Tu la voudrais ? » – « Tu me la donne ? » En me la passant, il me vient l’idée de la mettre sur le porte-bagage de mon vélo. Deux ans après, elle y est toujours ! Mon vélo, c’est ma carte de visite, car je viens toujours vers eux à vélo. A un moment donné, je venais vers le groupe aux heures de midi. J’arrivais souvent avec un sandwich. Trop souvent. Un jour, l’un d’eux m’a dit : « Nous on n’a pas un sou et toi, tu te ramènes toujours avec ton casse-croûte. Ça ne te fait rien ? »
Ces paroles tranchantes de mes compagnons, je les ai prises au sérieux ! Je les ai laissé m’enseigner, me corriger parfois. Je les ai laissé conduire la relation et les discussions comme ils voulaient. Je n’ai pas essayé de prendre l’ascendant en quelque sens que ce soit. Je me suis même souvent réduit moi-même au silence en me remettant au Seigneur et priant intérieurement ainsi : « Toi, Dieu si souvent tu te tais. Tu as aussi fait l’expérience d’être réduit au silence. Avec toi, je choisis ce chemin. » Laisser l’autre exister tel qu’il est (même si ceci, même si cela…), c’est lui prouver qu’il est un être humain avec toute sa dignité et sa grandeur. Et je vois dans leur regard qu’ils me le revalent largement !
Pour sa part, Vittorio – un épileptique qui a essayé bien quelques fois de quitter cette terre – m’a toisé longtemps avant de, progressivement, ne plus me laisser partir sans m’avoir pris dans ses bras ou au moins de m’avoir serré fermement et longuement la main. Il a fallu du temps pour qu’il saisisse que je ne voulais rien de particulier, que j’étais simplement là. J’aurais voulu qu’il me donne son numéro de téléphone, mais j’ai résisté à le lui demander. Un jour, il m’a dit : « Je voudrais te donner mon numéro, car j’ai un ami à qui je voudrais que tu viennes en aide. Rappelle-moi pour qu’on en discute. »
Oui, devenir un compagnon de route discret est une mission délicate, parce qu’on voudrait a priori avoir un certain succès à partir d’une stratégie d’action. Je fais l’expérience qu’il faut y renoncer complètement et dès le début. Et ce pour permettre à l’autre de prendre une place, de le laisser conduire la relation où il le souhaite et comme il le souhaite. Il est extrêmement difficile de laisser place à la non-action qui est en réalité une action authentique, mais différente. Fructueuse aussi, car elle laisse à l’autre la souveraineté absolue qui lui permet de ressentir avec force sa dignité et sa valeur. Laisser toute la place implique une conversion parfois douloureuse pour celle ou celui qui souhaite devenir ce compagnon discret sur des routes qui sont le plus souvent des sentiers escarpés.
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