Boire et déboires au Kasai
Article publié dans les cahiers de spiritualité franciscaine "Message" (12-2023)
L’association LIZIBA Suisse, dirigée par Colette et Pascal Tornay, est née en 2014 de l’appel conjoint du papa de Colette, Léonard, diacre de la communauté presbytérienne de Bulape et de l’évêque catholique de Mweka, feu Mgr Gérard Muluma Kalemba qui fut un ami de Colette. Œuvrer en Afrique, au Kasai en particulier – une région « oubliée » de la RDC – n’est pas une sinécure tant les asymétries sont nombreuses, à commencer par les différences entre nos mentalités, nos cultures et nos rythmes sociaux, mais aussi par rapport aux moyens logistiques et techniques quasi-inexistants. Comment faire de ces obstacles des ponts ? Là est tout l’enjeu…
Dix ans ! Dix ans ont passé depuis que Colette et moi avons reçu cet appel. Un appel à travailler pour que toute une ville puisse avoir accès à de l’eau potable… L’appel faisait suite aux déboires (déjà) de l’évêque qui n’était pas parvenu à ses fins et à la souffrance d’une population « oubliée » par l’Etat… Cet appel a retenti dans la foulée d’un projet plus ancien qui avait été ruiné par la folie d’un homme avide : un Centre pastoral et social que Colette a dirigé durant 10 ans (encore) à Kinshasa sous l’égide du Père Yves Bochatay, responsable des Coopérateurs paroissiaux du Christ Roi en RDC. C’est donc dire que LIZIBA Suisse a bien été bâtie sur les ruines d’une ancienne association… où quand les déboires des uns deviennent les sources vivifiantes des autres… « Boire et déboires » est une expression de Frère Marcel Durrer que je reprends ici avec ironie. Elle sied parfaitement à notre affaire, tant les deux aspects sont, en effet, inextricablement liés.
En 2014 donc, il nous restait un peu d’argent dans la caisse et nous nous demandions comment l’utiliser à bon escient. C’est ainsi qu’à ce fameux appel, présenté documents à l’appui par ledit évêque venu en personne à Vollèges, nous avions répondu « oui ». Nous avons alors fondé l’Association LIZIBA Suisse avec Daniel Tornay, mon papa, comme président-fondateur. Le budget du projet qui visait l’aménagement de sources d’eau avoisinait les CHF 25'000, rien que le chiffre faisait peur. Nous avions convenu qu’il faudrait certainement plusieurs années pour parvenir à réaliser les travaux, sensibiliser des groupes de travail et former un comité pour suivre l’affaire. Par ailleurs, nous nous sommes dit qu’il fallait avant tout dire la vérité à nos donatrices et donateurs : l’ancien projet ayant été ruiné – pas spécialement par notre faute – mais il était ruiné. Nous avons donc mentionné cet état de fait dans nos informations tout en expliquant le nouvel objectif : « De l’eau potable pour tous ! » A notre grand étonnement, nous avons récolté davantage d’argent qu’auparavant. Ce qui fait qu’un peu plus d’an plus tard, les travaux étaient à peu près terminés pour la joie de toute et tous.
Ainsi une dizaine de sources naturelles ont été aménagées, en contrebas, aux périphéries de la ville. Pratique, rapide, propre et gratuit sans compter un taux de maladie hydrique en chute libre, selon les observations de l’hôpital local : sans conteste, le progrès était notoire.
Mais voilà… Quelques années plus tard, alors même qu’entre temps, nous avions suscité la création d’une association jumelle avec les responsables de laquelle nous avons bâti un partenariat sur des valeurs communes , nous avons eu beaucoup de difficulté à faire respecter ces ouvrages. Nous avions clairement exprimé à nos amis que l’entretien et le suivi serait de leur ressort et que nous ne financerions pas de travaux d’entretien (nettoyage des alentours, consolidation des ouvrages, clôture, dégagement des canaux). Nous savions aussi que dans cette région au climat équatorial, les fortes pluies et l’érosion mettraient certainement à mal les constructions. Ce qui fut avéré.
Ce n’est pourtant ni par la nature, ni par nos amis que sont arrivées les déconvenues, mais de la population que nous souhaitions servir… Alors même que tout avait été conçu et réalisé sur place par des gens du cru, les sources sont devenues tout à la fois les terrains de jeu des enfants et les espaces de dispute des mamans. Les papas, eux, ne vont pas aux sources, ce n’est pas leur problème…
Les enfants – comment peut-on leur en vouloir – sont passés maîtres pour passer au-delà des clôtures (interdits) pour y jouer et… se soulager. Pour leur part, les mamans – déjà harassées par les soins aux enfants et les tâches ménagères pénibles – n’ont que faire de l’entretien de ces lieux et de leur propreté.
Ouvertes en permanence, sans surveillance et sans suivi, les lieux allaient rapidement devenir insalubres et les infrastructures s’abimer. Nous avons bien financé des travaux de rénovation, nos amis ont essayé de sensibiliser les gens par quartier, de nommer des responsables, de les « motiver » avec un peu d’argent. Rien à faire. Il semble qu’on ait tout essayé : aucune solution satisfaisante… Même payé, personne n’entend être moqué par ses semblables et être vu faisant le « sale boulot », parce que finalement, c’est de ça qu’il s’agit… Car le boulot en question est vu comme socialement honteux. Et ne parlez pas de bénévolat : ce mot existe-t-il d’ailleurs en tshiluba, la langue locale ? Alors que la plupart des gens manquent du nécessaire, comment passeraient-ils des heures à suer sans rien recevoir ?
Avec le projet suivant, la construction de grandes citernes, nous avions décidé de cesser de mettre l’eau à disposition gratuitement. Les citernes ont été mises sous le contrôle de l’association locale. Elles génèrent ainsi un revenu qui peut être réinvesti. Le service de l’eau a désormais un coût, minime, mais un coût, sauf pour les plus fragiles, les plus pauvres, les plus âgés : pour eux l’eau leur est servie et gratuite.
Le projet forage, commencé à la suite de notre voyage sur place en 2019, est toujours d’actualité malgré pas mal de déboires. Oh, il a aussi engendré beaucoup d’espoir ! Fini les interminables marches (1h30) jusqu’aux sources avec 30kg sur la tête ! De l’eau au cœur de la ville : on n’ose pas y croire, ou plutôt, on fait tout pour qu’on continue à y croire ! En 2020, nous étions à deux doigts de réussir, mais l’entreprise que nous avions engagée n’a pas honoré ses engagements parce qu’elle était… en faillite. Nous avions pourtant pris une quantité de dispositions, rencontré ses responsables, vu et analysé leurs réalisations, contactés des experts, etc. Nous n’avions cependant pas pensé analyser sa santé financière. Ainsi, nous avons perdu de l’argent, mais nous avons aussi récupérer des outils, une foreuse et… du savoir-faire. Ayant tiré les leçons (mieux vaut tard que jamais), nous préférerons dorénavant acquérir nos propres véhicules et outils et faire réaliser les travaux à notre équipe qui a entretemps reçu une formation et a gagné en expériences. Est-ce la bonne voie ? Nous y croyons…
Bref, dans ce genre d’aventure humaine bien plus que technique, vous le savez si vous en avez fait l’expérience, la liste des facteurs impondérables d’un côté comme de l’autre du rivage est infinie... On a beau bien se connaître, avoir discuté un nombre incalculable d’heures, avoir signé statuts et charte, tenter d’entrevoir ensemble toutes les zones grises, les déboires viendront encore d’un ailleurs que personne n’a su détecter ! Boire et déboires, c’est la même chanson ! Même si l’on met toutes les chances de son côté, la route est à faire à tâtons. « Faut-il désespérer ? », chantait Sardou ? Je ne crois pas, mais de deux choses l’une : soit on accepte les déboires comme une source, soit on boit… la tasse ! L’eau, c’est la vie, dit-on. J’ajoute que la chercher ensemble nous a tous fait grandir en sagesse et en force ! Ne serait-ce pas là que se trouve le vrai succès ?
Elle est rude cette succession d’insuccès apparents ! Mais, dans la patience et la persévérance, tout autant que dans les énervements et les découragements surmontés, dans la confiance mutuelle qui nous fait élargir notre regard, se tisse la trame d’un partenariat plus secret, plus intérieur qui gagne en profondeur, en vérité. Et sur ce chemin, la seule chose qu’on ne pourra pas nous ravir, c’est notre bonne volonté… Suffira-t-elle ?
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1. www.liziba.org
2. Les infrastructures ont été abimées (tuyaux de captage cassés) et les alentours sont insalubres.
3. Les gens continuent de venir puiser à même le sol, juste à côté.
4. D’interminables heures de discussions sont nécessaires pour établir une même vision du projet.
5. On essaie de tirer à la même corde, malgré tout.