
Je ne vais pas parler ici de toutes les critiques. Seulement de celles qui, pourries en leurs racines mêmes, engendrent méfiance, mépris et colère chez ceux qui les lancent et au contraire consternation, déception et découragement chez ceux qui les reçoivent. Point ici de jugement envers les lanceurs de critiques de la mauvaise espèce, car je me mêle moi-même sans vergogne à eux tous. En effet, tout être humain qui voudrait porter un jugement honnête sur les choses du monde, devrait en même temps affirmer et assumer son état de faiblesse généralisé, d’incomplétude, et d’humilité totale, s’il souhaite que son regard puisse contenir un tant soit peu de vérité. Tout faible et faillible que je suis, ne pourrais-je ne pas indiquer à celui qui veut bien m’entendre ce que, de mon point de vue appuyé par la pratique de l’existence, le travail intellectuel et l’écoute de la Sagesse divine, je perçois ?
D’abord, critiquer est salutaire, vital, essentiel, constitutif même de la nature unique de chaque être humain. Constitutif tout simplement parce que critiquer, c’est affirmer la différence que je porte en moi. Je suis autre que toi et je vois la réalité à partir d’une autre histoire, à partir d’autres filtres. L’un peut bien demander à l’autre de regarder un problème en face, s’ils se font face, tous deux continueront à le regarder en face en toute franchise. Mais combien de face a le monde qu’ils regardent ensemble ? Lequel des deux saura actionner le levier du décentrement ? Certainement le plus libre, le moins blessé ou, mieux encore, le plus guéri, le plus confiant en l’Homme... Sans décentrement, pas de ponts. Univers clos sur eux-mêmes.
Critiquer, c’est utiliser l’espace entre moi et le monde pour manifester que je vois bien une chose que d’autres ne voient pas. Chacun critique parce qu’il est profondément différent et aussi parce que la vérité habite profondément chacun de nous. C’est grâce à cette vérité qui vit en nous, que nous aimons tant critiquer. N’oublions pas que les être humain agissent toujours selon la vérité et que c’est le bien qu’ils cherchent toujours. Evidemment, empressons-nous d’ajouter que la nature de cette vérité et de ce bien tant recherchés peut être gravement perverti. Cette capacité exceptionnelle de critiquer est avant tout une richesse inouïe. Critiquer, c’est faire vibrer la différence à l’aune de la vérité que je porte… Critiquer, c’est servir la vérité et la vie. Si ce n’est pas là son unique sens, son but unique, alors elle est pure poison.
Pour saisir à quel point la possibilité de critiquer est une réalité merveilleuse, il faut reprendre le terme à sa source. Le terme grec ancien « kritikos » renvoie à un espace interpersonnel, une sorte de vide où peut s’opérer le jugement, le discernement. Le terme « kritikos » est étroitement apparenté à celui de « krisis » (la crise). Crise comprise par les Anciens comme un espace flou où les données antérieures sont remises en cause, où les anciennes normes partent en éclat. C’est donc un espace très dangereux d’où peut naître le pire et le meilleur. C’est un espace d’opportunité. Le terme « krisis » est lui-même dérivé du verbe « krinein » qui signifie « séparer », « choisir », « décider » ou encore « passer au tamis ». Ainsi, d’une certaine façon, être critique c’est passer une chose au crible d’un jugement. Mais n’allons pas donner d’emblée au jugement son allure si péjorative, ni une acception réduite. Le jugement est d’abord merveilleusement positif, puisqu’il nous faut juger à tout instant pour vivre. Le simple fait de marcher, demande un jugement permanent (solidité du sol, dangers avoisinant, interaction avec les gens…). Le jugement est merveilleux parce qu’il est notre instrument de navigation dans le monde. C’est notre GPS. Encore faut-il le mettre régulièrement à jour, le confronter et avoir conscience de ses potentiels, de ses limites et de ses biais.

Critiquer sans discernement, sans écoute des paradigmes de l’autre, c’est sombrer au sens le plus grave du terme. C’est étouffer, s’empêcher de croître. En ce sens, critiquer revient tout autant à tuer qu’à mourir soi-même, alors que la critique a pour unique but le progrès, l’enrichissement et un rapport plus vrai et plus juste aux autres et au monde. Si ce but n’est pas servi, la critique est pourrie à sa racine. A ce propos, sur le plan politique, certains ont tancé l’Union Démocratique du Centre (UDC) de tomber systématiquement dans ce travers. « Critiquer pour exister » est une des tendances marquées et remarquées de ce parti… d’opposition !
Il y a de la faiblesse et de la stupidité à critiquer systématiquement et frontalement l’action ou la position d’autrui, sans que ne puisse parler cet espace interpersonnel mystérieux fondé par l’objectivité ou du moins par une certaine intersubjectivité. Il y a de la force et de l’intelligence à critiquer autrui fermement et clairement dans la fraternité d’une écoute patiente de sa perspective. N’est-ce pas une position caractéristique des enfants d’un certain âge de montrer leur unicité en répondant symboliquement « non » à tout ? Regardons bien ce qui sous-tend nos critiques et nous verrons vite qui est le Maître en nous ! On peut – et il le faut ! – apprendre à critiquer sans s’opposer, c’est d’ailleurs la voie royale. Lorsque quelqu’un arrive à saisir la joie qu’il y a à critiquer, c'est-à-dire à jouer franchement la différence en étant allié à l’autre de pleine volonté, alors naît un univers totalement nouveau avec des potentialités totalement nouvelles.
Pascal Tornay
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